La Nouvelle Héloïse - Extrait

Julie ou la Nouvelle Héloïse est un roman épistolaire du XVIIIe siècle. Jean-Jacques Rousseau y raconte la passion entre Julie et son précepteur Saint-Preux. L'héroïne renonce à cet amour interdit et épouse Monsieur de Wolmar, un ami de son père, dont elle a deux enfants. Elle écrit ici à son amie, Claire, pour lui proposer de venir passer du temps avec elle.

Tu m’as vue successivement fille, amie, amante, épouse et mère. Tu sais si tous ces titres m’ont été chers . Quelques-uns de ces liens sont détruits, d’autres sont relâchés. Ma mère, ma tendre mère n’est plus ; il ne me reste que des pleurs à donner à sa mémoire, et je ne goûte qu’à moitié le plus doux sentiment de la nature. L’amour est éteint, il l’est pour jamais, et c’est encore une place qui ne sera point remplie. Nous avons perdu ton digne et bon mari, que j’aimais comme la chère moitié de toi-même, et qui méritait si bien ta tendresse et mon amitié. Si mes fils étaient plus grands, l’amour maternel remplirait tous ces vides ; mais cet amour, ainsi que tous les autres, a besoin de communication, et quel retour peut attendre une mère d’un enfant de quatre ou cinq ans ? Nos enfants nous sont chers longtemps avant qu’ils puissent le sentir et nous aimer à leur tour ; et cependant on a si grand besoin de dire combien on les aime à quelqu’un qui nous entende ! Mon mari m’entend, mais il ne me répond pas assez à ma fantaisie ; la tête ne lui en tourne pas comme à moi : sa tendresse pour eux est trop raisonnable ; j’en veux une plus vive et qui ressemble mieux à la mienne. Il me faut une amie, une mère qui soit aussi folle que moi de mes enfants et des siens. En un mot, la maternité me rend l’amitié plus nécessaire encore, par le plaisir de parler sans cesse de mes enfants sans donner de l’ennui. Je sens que je jouis doublement des caresses de mon petit Marcellin quand je te les vois partager. Quand j’embrasse ta fille, je crois te presser contre mon sein. Nous l’avons dit cent fois ; en voyant tous nos petits bambins jouer ensemble, nos cœurs unis les confondent, et nous ne savons plus à laquelle appartient chacun des trois.

[...]

Quand je vois mes enfants et leur père autour de moi, il me semble que tout y respire la vertu ; ils chassent de mon esprit l’idée même de mes anciennes fautes. Leur innocence est la sauvegarde de la mienne ; ils m’en deviennent plus chers en me rendant meilleure ; et j’ai tant d’horreur pour tout ce qui blesse l’honnêteté, que j’ai peine à me croire la même qui put l’oublier autrefois. Je me sens si loin de ce que j’étais, si sûre de ce que je suis, qu’il s’en faut de peu1 que je ne regarde ce que j’aurais à dire comme un aveu qui m’est étranger et que je ne suis plus obligée de faire.

Jean-Jacques ROUSSEAU, La Nouvelle Héloïse, 1761.

1. Il s'en faut de peu : j'en suis presque à.

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